Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

traduction littéraire - Page 4

  • De Dunkerque à Vlieland, de Hadewijch à Hafid

    Pin it!

     

    Lettres néerlandaises :

    impressions d’un lecteur français

     

     

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, édition

     

     

    Petite incursion dans ma bibliothèque : Histoire de la littérature flamande (A. Snellaert, 1849), De la littérature néerlandaise à ses différentes époques (J.A. Alberdingk Thijm, 1854), La Vie littéraire de Marnix de Sainte-Aldegonde et son « Tableau des Differends de la Religion » (G. Oosterhof, 1909), La Littérature flamande contemporaine (A. de Ridder, 1923), Conrad Busken Huet et la littérature française (J. Tielrooy, 1923),  Bilderdijk et la France (J. Smit, 1929), Le Réveil littéraire en Hollande et le naturalisme français (1880-1900) (J. de Graaf, 1938), Panorama de la littérature hollandaise contemporaine (J. Tielrooy, 1938), Les Sœurs Loveling (H. Piette, 1942),lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition  Alluvions et nuages. Courants et figures de la littérature hollandaise contemporaine (A. Romein-Verschoor, 1947), La Littérature belge de langue néerlandaise (K. Jonckheere, 1958), La Littérature néerlandaise (P. Brachin, 1962), Jan Slauerhoff (1898-1936). L’homme et l’œuvre (J. Fessard, 1964), Vondel et la France (W. Thys, 1988), la volumineuse – plus de 900 pages – Histoire de la littérature néerlandaise (réd. H. Stouten, J. Goedegebuure & F. van Oostrom, 1999), L’œil de l’eau. Notes sur douze écrivains des Pays-Bas (J. Beaudry, 2002)…

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionJe m’abstiens de mentionner les anthologies disponibles en langue française comme la traduction d’œuvres majeures ou totalement oubliées. D’énumérer les revues qui ont tenu une chronique sur les lettres néerlandaises, contiennent des contributions sur Multatuli, Hella. S. Haasse ou Paul van Ostaijen, présentent en traduction des poèmes de Lucebert, Peter Holvoet-Hanssen ou Onno Koster, de la prose de Hafid Bouazza, de Jan Arends ou encore de Hugo Claus. Ces publications se comptent par centaines. Certes, beaucoup parmi celles de l’ère anté-informatique s’empoussièrent dans de rares bibliothèques ou chez tel bouquiniste de Béziers ou d’Anvers, mais il suffit de passer en revue la bibliographie établie en 1999 par J. Verbij-Schillings pour constater que nombre de productions du XXe siècle et d’un plus lointain passé ont été traduites, certaines avec maestria, et qu’avec un peu de ténacité, un néophyte de langue française peut se forger une assez bonne idée des lettres néerlandaises sans avoir forcément accès aux textes originaux. Si l’on attend toujours une traduction de certaines œuvres en prose (les Nederlandsche Historien de P.C Hooft, Van de koele meren des doods de F. van Eeden, Het ivoren aapje de Herman Teirlinck, des romans et nouvelles de F. Bordewijk, J. van Oudshoorn, Willy Spillebeen, Eenzaam avontuur de Anna Blaman, De Zondvloed de Jeroen Brouwers, Dubbelspel de F.M. Arion, de nouvelles traduction des romans de Louis Paul Boon et de Maurice Gilliams… sans oublier la grand classique de la littérature jeunesse Jip en Janneke) et de celle de poètes majeurs (M. Nijhoff, G. Achterberg, Jan van Nijlen…), de plus en plus d’auteurs contemporains, voire des « classiques » du proche passé (le Max Havelaar de Multatuli, une grande partie de l’œuvre de Hugo Claus, les deux romans les plus connus de W.F. Hermans, quelques titres de Gerard Reve, Simon Vestdijk, J. Slauerhoff, les premiers recueils de Lucebert…) sont aujourd’hui offerts à la curiosité des lecteurs et donnentlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition parfois lieu à une chronique radiophonique circonstanciée ou à des recensions élogieuses (certes il y a aussi des critiques littéraires tout aussi peu scrupuleux que la mère d’Alfred Issendorf – le personnage central de Nooit meer slapen –, ainsi que le prouve l’article paru dans un magazine spécialisé à propos justement du roman Ne plus jamais dormir, traduction de ce même Nooit meer slapen). Dans la sphère francophone, la littérature néerlandaise demeure donc une terre totalement inexplorée uniquement pour ceux qui ne prennent pas la peine d’ouvrir les livres en vente chez les bouquinistes ou publiés depuis un certain temps par des éditeurs ayant pignon sur rue (Actes Sud, Gallimard, Le Seuil, Albin Michel, Héloïse d’Ormesson, Belfond, L’Âge d’homme, Le Castor Astral, Bourgois…).

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionAutrement dit, de nombreux efforts ont été faits pour mettre en valeur tant des auteurs flamands que des auteurs néerlandais, certains ayant d’ailleurs eu l’honneur de collections plus ou moins prestigieuses. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, « La Nouvelle Bibliothèque Populaire », dans des fascicules à la portée de presque toutes les bourses et très largement diffusés, a accordé, parmi un total de 500 auteurs français et étrangers présentés dans une notice biographique et littéraire souvent bien documentée, une place à une œuvre de J.J. Cremer, Alberdingk Thijm, Hildebrand, Bilderdijk, Conrad Busken-Huet, Erasme et de Joost van de Vondel. Plus près de nous, la célèbre série des « Poètes d’aujourd’hui » éditée par Pierre Seghers – maison qui avait déjà donné en 1954 Par-delà les chemins d’Adriaan Roland Holst – a pu consacrer un volume à Guido Gezelle et un autre à Karel Jonckheere. Celle dirigée par Claude Michel Cluny aux éditions La Différence a proposé dans les années 1990 une anthologie Cobra ainsi qu’un large choix de la poésie des Flamands Karel van de Woestijne et Leonard Nolens.

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionSi je tiens à relever la présence de toute ces publications, c’est pour corriger un peu l’image que beaucoup se font et qui était d’ailleurs la mienne voici un quart de siècle lorsque la littérature néerlandaise n’était encore pour moi qu’une terrae incognitae. Comme beaucoup de Français, j’ignorais jusqu’au nom de Multatuli, n’avais jamais entendu parler de Vondel ni de Willem Frederik Hermans. L’outil Internet n’existant pas encore, je n’avais pu prendre connaissance, à 1000 kilomètres de la Flandre, de l’abondance des textes disponibles en langue française. Certes, à plus d’une occasion, la découverte palpitante d’un ouvrage d’occasion ne tardait pas à se traduire par un certain désappointement : la médiocre transposition ne m’encourageait guère à lire les auteurs flamands ou bataves dans une autre langue que la leur.

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionL’énumération du premier paragraphe se veut en quelque sorte un hommage aux histoires de la littérature, non tant à celles parues en français, qu’à celles de Jonckbloet, Te Winkel, Knuvelder, Anbeek ou encore aux ouvrages collectifs Twee eeuwen literatuurgeschiedenis et Nederlandse Literatuur, een geschiedenis. Un hommage aussi aux découvreurs et éditeurs de textes médiévaux et aux biographes. Les épais volumes de Wim Hazeu, Hedwig Speliers, Gé Vaartjes, Frédéric Bastet, Harry G.M. Prick, Jan Fontijn, Michel van der Plas, Marco Daane et de bien d’autres sont autant de voyages au long cours au fil desquels il nous est loisible de faire escale, le temps de reprendre en main un ouvrage de Vestdijk, de Frederik van Eeden, de Richard Minne, de Louis Couperus…

     

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionSans certains de ces volumes, qui présentent chacun ses qualités et ses défauts, il n’est guère possible à un étranger d’explorer en profondeur l’exotique terre des lettres néerlandaises : « dat is een land waar je nergens vaste rots onder je voeten hebt ! » dirait le professeur Nummedal. Car il s’agit bien, lorsqu’on découvre, en partant de zéro, une littérature étrangère, d’une expérience de l’exotisme au sens que donne à ce terme Victor Segalen. Parallèlement à cette exploration se constituent des îlots au gré des lectures des œuvres littéraires elles-mêmes. Des îlots : l’œuvre ou une partie de l’œuvre d’un auteur donné, plus rarement les meilleurs fruits d’un courant littéraire.

    Si le hasard, la curiosité sont pour beaucoup dans ces découvertes et dans la création progressive d’un « canon » personnel, un livre offert, un simple conseil peuvent aussi favoriser l’engouement pour un auteur donné. À cela, il convient d’ajouter, en ce qui me concerne, une manie : les chemins de traverse. Le désir de lire nombre d’œuvres a en effet été éveillé et continue de l’être par des « intermédiaires », des « passeurs », en particulier des lettrés francophiles qui m’entraînent dans leur sillage à travers leur perception de leur propre culture et de la culture française, autrement dit des auteurs qui ont fait une démarche similaire à la mienne mais dans le sens inverse. Ainsi, c’est toujours un régal de parcourir des auteurs comme Frans Erens, W.G.C. Byvanck, Alexander Cohen, J. Tielrooy, André de Ridder et d’autres dont le nom ne me vient pas immédiatement à l’esprit… Les écrivains d’expression française qui permettent d’entrer dans l’univers néerlandophone sont encore trop rares, mais ils existent. lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionAu XIXe siècle, un Alphonse Esquiros et un Xavier Marmier ont évoqué les figures de Bilderdijk, d’Isaac da Costa, de Nicolaas Beets ou de Jacob van Lennep. À notre époque, le poète Jean-Claude Pirotte nous invite en Gueldre, rend hommage à Eddy du Perron. Le natif de Dunkerque Claude-Henri Rocquet offre un retour sur la vie et l’œuvre de Ruusbroec. Empruntant les pas d’un des romanciers français majeurs, à savoir Jean Giono, nous nous immisçons dans l’atelier de l’un de ses confrères, pacifiste comme lui, auteur qui lui apparaît comme un « chimiste de la joie » : « Je ne connais pas Antoon Coolen. C’est actuellement le seul homme que je voudrais connaître. […] Dans ce livre, tout est à la même profondeur. Je veux dire qu’il y a accord parfait entre la tragédie et le plus minuscule détail. […] Le ton d’une voix, la veste d’un villageois, le cochon qui lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionfouille la boue, le couvent de la charité, et même les gendarmes, tout est d’accord. Je ne dirai par que c’est le grand talent d’Antoon Coolen ; c’est plus. C’est plus important que du talent. C’est qu’il est l’expression même de la profondeur à laquelle se passe le drame. Il est l’homme exact. Il est l’enfant du monde. » Une préface comme celle donnée en 1936 par Giono à l’édition française (Grasset) du roman de Coolen De goede moordenaar – dont est tirée cette citation – peut faire bien plus que des pages érudites ou des discours savants pour favoriser la reconnaissance d’un écrivain hollandais en France ; ce n’est pas un hasard si Le Bon assassin a été réédité à Paris en 1995, recueillant des éloges dans le quotidien français le plus en vue. André Gide a signé pour sa part la préface du premier roman néerlandais paru en traduction aux éditions Gallimard, Zuyderzée (1938) de son ami Jef Last : « Last est moins un romancier qu’un poète ; où, si l’on veut, c’est un romancier à la manière de Knut Hamsun. » Trop rares aussi les Xavier Hanotte, romancier wallon qui a donné de belles traductions de Hubert Lampo, Doeschka Meijsing, Walter van den Broeck, Ward Ruyslinck, Maarten ’t Hart, Willem Elsschot… Les traducteurs font eux aussi partie de ces passeurs qui attirent notre attention sur un livre donné tout en nous incitant à revenir à l’original. Parmi ceslettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition devanciers, il y a par exemple l’homme de lettre néerlandais d’expression française, Auguste Clavareau qui a laissé d’innombrables transpositions de poésies (De Hollandsche Natie de J.F. Helmers, De overwintering der Hollanders op Nova Zembla de H. Tollens, Kleine gedichten voor kinderen de H. van Alphen…). Et plus récemment Philippe Noble qui, depuis Le Pays d’origine (Gallimard, 1980, préface d’André Malraux) a donné ses lettres de noblesse à la traduction des créations néerlandaises (Eddy du Perron, Cees Nooteboom, Harry Mulisch, Etty Hillesum, J. Bernlef…).

     

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionCes publications diverses et multiples évoquées ci-dessus font partie intégrante à mon sens de la littérature néerlandaise, même si bien entendu une traduction entre dans un autre domaine linguistique. Pourquoi, malgré ces montagnes de papier, cette littérature reste aussi mal connue en France, pays après tout de Michiel de Swaen, « le plus talentueux des poètes de son temps » (E.K. Grootes) ? Quelques explications peuvent être avancées, je n’en tiens aucune pour concluante et me contente de les livrer à titre de réflexion. Une première réside en France même : l’État jacobin s’étant employé à éradiquer les langues régionales et la religion dominante, le flamand, défendu essentiellement par le clergé et des érudits catholiques, a été celle qui a le plus souffert – le morcellement du flamand en parlers locaux et les répercussions de l’ère napoléonienne ont pesé aussi dans la balance. Les Camille Looten et autres Vital Celen qui ont tenté de défendre le patrimoine littéraire local ont livré un combat perdu d’avance. Le mépris affiché par les élites – y compris celle qui incarne les études germaniques – pour le « patois » de l’extrême nord-est du territoire n’a pas encouragé les plus curieux à traverser la frontière. Le flamand de Belgique, longtemps relégué « à la cuisine et à la taverne », a d’ailleurs lui aussi souffert d’un tenace préjugé : les lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditiongrands écrivains flamands d’expression française de la fin du XIXe siècle et des décennies suivantes ont sans doute, par leur choix d’écrire dans la langue de la bourgeoisie, conforté cet a priori. Malgré le succès commercial d’un Conscience en France – au XIXe siècle, 160 éditions françaises de ses œuvres ont paru –, malgré une littérature qui venait de renaître de ses cendres, on a considéré pendant longtemps le flamand comme une langue peu appropriée à l’écriture de grandes œuvres. C’est ce qu’a encore affirmé un écrivain français il y a peu à l’antenne d’une radio parisienne. Sur cela sont venues se greffer des problématiques purement belges : les traductions de romans et recueils de poésie publiées en Belgique même restent souvent ignorées à Paris ; ces traductions, souvent faites dans le passé par des Flamands, ne présentaient pas toujours les qualités requises pour séduire un lectorat exigeant ; par ailleurs, le microcosme des lettres n’a pas forcément toujours favorisé la transposition en français des meilleurs livres. Côté batave, d’autres obstacles ont contrarié une meilleure connaissance de la production locale à l’étranger. La littérature n’y a jamais joui d’un crédit comparable à ce qu’il a pu être dans un pays comme la France. Je ne suis pas près d’oublier les paroles d’une poétesse néerlandaise avec qui j’ai échangé quelques phrases à Paris. Me demandant qu’elle était mon activité : « Traducteur de littérature néerlandaise », elle a rétorqué : « O, wat zielig ! » Depuis qu’une politique sérieuse d’aide à la traduction a été mise en place (la chose vaut aussi en Flandre), on remarque une amélioration sensible des choses. Ainsi que l’écrivait M.A. Orthofer dans le numéro précédent de la revue De Revisor, « Yet even without relying on some of its greatest names - Bordewijk, Reve, Voskuil, among others - Dutch littérature has established itself internationally. » Nous ne pouvons donc plus faire nôtre les propos que tenait l’académicien Edmond Jaloux il y a ¾ de siècle. Soulignant que les lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionpouvoirs publics n’avaient jamais rien fait pour que la littérature du cru fût connue à l’étranger, il estimait à juste titre que la Hollande s’était « enfermée dans une attitude d’aristocratique secret » : « C’est un sort tragique que celui des écrivains néerlandais qui parlent une langue inconnue hors de chez eux et de la Flandre. De plus, et par un mystère incompréhensible, personne n’a jamais voulu s’intéresser à leurs œuvres. On a fait un sort à des petits poètes tchécoslovaques, yougoslaves, etc., etc., et les meilleurs écrivains de Hollande n’ont point trouvé de répondant dans l’Europe lettrée. Il faut que cela tienne en partie à leur caractère fermé et quasi-insulaire, car j’ai fait moi-même diverses démarches pour interrompre cet état de choses et n’ai trouvé d’appui nulle part, et surtout pas en Hollande ». Un dernier constat s’impose, lisible dans bon nombre des titres mentionnés plus haut : le savoir a été transmis le plus souvent par les néerlandophones eux-mêmes, dans un français parfois approximatif ; tant qu’il n’y aura pas en France une « caste » d’amateurs de cette littérature septentrionale – universitaires, écrivains, journalistes et autres –, celle-ci n’acquerra pas la place qui lui revient.

     

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionQuelles impressions me laissent cette littérature elle-même ? La production récente reflète-t-elle encore « cette modération si humaine, cette tolérance, ce génie de l’intimité, cet amour de la réalité et du détail saillant (dont parlait Victor van Vriesland en 1965 dans sa préface aux Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas) qui, de tout temps, ont été dans le caractère néerlandais, sans pour cela éliminer l’élément imaginatif, voire visionnaire, de sa vie intérieure » ? Convient-il d’insister sur la veine autobiographique de bien des romans, sur la dominante citadine ou rurale, sur la composante sociale ou psychologique, sur l’apport des écrivains d’origine étrangère, sur la place qu’occupe encore la deuxième guerre mondiale en Hollande ou la première en Flandre ?  Est-il d’ailleurs question d’une séparation bien nette entre Pays-Bas et Flandre ? Est-il pertinent, à l’instar de nombre d’observateurs européens, d’établir des comparaisons entre l’art du romancier et celui du peintre ? Devant la profusion de titres qu’on recense chaque année dans cette petite aire culturelle, il s’avère en réalité bien difficile de dégager quelques lignes de force. Il serait aisé de trouver quatre ou cinq romans de qualité apportant un démenti à une assertion trop générale. Peut-être est-il au fond préférable de s’en tenir à quelques remarques lacunaires de dilettante.

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionLa chose la plus curieuse certainement, c’est de voir que l’apothéose a eu lieu très tôt, alors même qu’il n’était pas encore du tout question de littérature néerlandaise et que l’idiome était loin d’être « fixé » comme il peut l’être aujourd’ hui. Avec les poèmes et autres textes de la mystique Hadewijch, un sommet a en effet été atteint dès le XIIIe siècle. Rares sont les pages qui témoignent d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chanté, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. Le Verbe et le corps se rejoignent avec virtuosité, un courant vital passe dans le tissu que composent les éléments verbaux en vue de transformer de l’intérieur auditeur et lecteur. Bien entendu, d’autres genres comme le théâtre, la nouvelle, le roman ou encore la novelle ont permis à des auteurs plus récents d’affirmer un talent incontestable, mais ceux qui parviennent à suggérer la douceur, la violence ou le désir avec une même intensité ne sont pas forcément légion.


    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionAutre donnée frappante : le vieillissement assez rapide de la langue qui s’accompagne parfois d’un appauvrissement du style. Quand on goûte la prose d’un Couperus, d’un Van Deyssel, d’un Gilliams, on est frappé de constater que d’aucuns la trouvent indigeste, trop sophistiquée, redondante de gallicismes. En France, le décalage est moindre entre des écrivains fin de siècle, ou encore un Paul Gadenne, et un Pierre Michon, un Guy Dupré, un Julien Gracq. L’appauvrissement du style est manifeste dans quantité de romans que je suis amené à lire pour des éditeurs parisiens.

    Dans le roman contemporain, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre, l’influence de la culture anglo-saxonne au sens large semble plus prononcée encore qu’en France, et cela va peut-être de pair, chez les jeunes générations, avec un désintérêt pour le passé littéraire national ; il est rare de relever parmi celles-ci un intérêt pour les grandes figures du siècle d’Or – intérêt qu’avait montré pour sa part le trop tôt disparu Frans Kellendonk dans Geschilderd eten – ou des prédécesseurs plus proches. Sans forcément remonter jusqu’à Stijn Streuvels ou à Louis Paul Boon, la prose flamande conserve malgré tout une saveur particulière, de par le vocabulaire ou l’approche des sujets, par exemple chez Leo Pleysier, Geertrui Daem, Erik Vlaminck ou le nouveau venu Jan Vantoortelboom. Pouvoir passer d’un universlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition typiquement batave (Boven is het stil de Gerbrand Bakker, De vedronkene de Margriet de Moor…) à une atmosphère (rurale) flamande teintée de formes (pseudo-) dialectales n’est pas sans charme. Pour un regard étranger, l’un des attraits de la Hollande littéraire réside dans les fenêtres que l’on peut entrouvrir sur d’autres domaines linguistiques – l’afrikaans et le frison – et ouvrir toutes grandes sur quelques contrées lointaines. La « styliste délicieuse » Augusta de Wit, la militante Beb Vuyk, le raffiné Couperus, la perfectionniste Hella S. Haasse, le feuilletoniste P.A. Daum, le conteur Johan Fabricius, le subtil A. Alberts, la tardive Maria Dermoût, Rob Nieuwenhuys alias Breton de Nijs, Tjalie Robinson alias Vincent Mahieu et bien d’autres nous entrainent, chacun à sa manière, en Indonésie ou aux Moluques, évoquant qui ses jeunes années, qui les facettes contrastées du colonialisme, qui les beautés ou les forces obscures de la nature. Autant de fresques auxquelles il convient d’ajouter le « rouge décanté » (bezonken rood) des camps japonais. Tournons la tête, et nous voici aux Antilles (F.M. Arion, Tip Marrug, Cola Debrot…) ou au Surinam (Albert Helman, Edgard Cairo…).


    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionPour ce qui est des différents genres littéraires, quelques-uns excellent à tous les pratiquer. Retiré sur l’île de Vlieland ou se frottant à ses détracteurs à Amsterdam, Willem Jan Otten mène ainsi, y compris dans son théâtre, une quête autobiographique en profondeur bien éloignée des relations sans saveurs qui remplissent les épais volumes d’une Frida Vogels. Des genres que questionne aussi sans répit quelqu’un comme le Flamand Stefan Hertmans. Depuis Louis Paul Boon, trop peu de romanciers peut-être laissent parler une imagination débordante aux dimensions épiques ; dans des registres très différents, Tomas Lieske, Thomas Rosenboom ou encore Stefan Brijs savent créer de véritables univers romanesques aux antipodes de la continence calviniste ou de la veine neurasthénique. Après l’inimitable Gerard Reve, Stephan Enter et Hafid Bouazza se sont affirmés comme des stylistes hors de pair. Virtuose, ce dernier charrie dans sa phrase l’idiome du passé. Au brio stylistique, Jeroen Brouwers joint pour sa part une savoureuse verve polémique dans la lignée d’un W.F. Hermans ; il a par ailleurs le grand mérite, comme quelques autres Néerlandais exilés au Sud, d’observer la Flandre de l’intérieur et d’être une passerelle, ce dont témoignent ses essais sur le monde éditorial et nombre de ses confrères. Avec l’essayiste Robert Lemm, les Pays-Bas ont trouvé leur Léon Bloy. Et avec entre autres Hella S. Haasse qui vient de nous quitter, Margriet de Moor et Hélène Nolthenius (décédée en 2000), de remarquables ambassadrices du roman « historique ». Un humour tout enlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition finesse se rencontre chez F. Springer, celui d’Adriaan van Dis étant d’une facture plus typiquement batave ; quant à Arnon Grunberg, il opte souvent pour une fibre plus caustique. La prose courte (kort verhaal, novelle) permet à certains d’acquérir l’immortalité littéraire (Nescio, Cola Debrot, C.C.S. Crone…). Pour ce qui est de la littérature jeunesse, il convient de saluer et le talent de certains à transgresser la barrière des âges et la maestria des illustrateurs (c’est grâce à eux que bien des albums attirent l’attention des éditeurs étrangers). Relevons encore un  souci de qualité littéraire chez quelques jeunes bédéistes.

     

      

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionEn Hollande et en Flandre, comme partout ailleurs, des poètes se lèvent plus ou moins à chaque génération, voire à chaque décennie, pour dénoncer immobilisme, stérilité et défaut de ceci ou de cela chez leurs devanciers. Gerrit Kouwenaar, qui, à bientôt 90 ans, fait sans doute un peu figure d’ange tutélaire, a défendu à une époque « le poème en tant que chose » (het gedicht als een ding). Son approche a bien entendu subi les attaques de nouveaux venus. Au final, l’essentiel ne réside pas tant dans ces disputes que dans la coexistence de diverses poésies qui se renouvellent sans cesse, y compris peut-être la plus populaire, souvent poésie de circonstance qui recueille un succès stupéfiant aux Pays-Bas. La poésie y est en effet présente tant lors de fêtes familiales, des obsèques que dans la presse et à la télévision. La couverture médiatique à laquelle ont donné lieu l’annonce de la disparition de Simon Vinkenoog et ses funérailles est sans comparaison avec ce dont « bénéficierait » un prix Nobel de littérature en France. La désignation d’un « prince des poètes » constitue une sorte d’événement national de même que la Journée de la Poésie. Chaque grande ville a aujourd’hui son poète officiel (le phénomène existe aussi en Flandre). Dans l’esprit du public, cela peut générer une certaine confusion entre la poésie « sérieuse » et la poésie « poétique » au sens péjoratif du terme. Pour un Français, la découverte de recensions de recueils de poésie dans les principaux organes de presse ne manquait pas d’étonner ; mais cette place accordée par les journaux au genre en question appartiendra sans doute bientôt au passé. Même si une partie des poètes flamands majeurs sont publiés à Amsterdam, c’est peut-être dans le domaine de la poésie que la différence est la plus prononcée entre les deux aires néerlandophones. Il est sans doute exagéré de parler de deuxlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition traditions séparées – les Septentrionaux lisent les Méridionaux et vice versa –, mais les influences sont autres, le ton grave et contemplatif plus propres aux Néerlandais. La poésie d’expression néerlandaise semble échapper aujourd’hui à toute catégorisation, les créations – sur papier et sur écran – les plus antagonistes se côtoient. C’est par celles-ci que cette littérature septentrionale satisfait probablement le plus à l’une des exigences majeures qui habite tout amateur : éprouver un plaisir rare à la lecture d’œuvres aux antipodes les unes des autres.

     

    Daniel Cunin

     

     

    une version plus courte de ce texte a paru en néerlandais

    dans  De Revisor, Halfjaarboek voor nieuwe literatuur 2,

    Querido, 2011 (trad. Jan Pieter van der Sterre)

     

     

  • Le Carnet et les Instants

    Pin it!

     

     

    CarnetInstantsTitre.png

     

     

    Le bimestriel des lettres belges de lange française Le Carnet et les Instants  vient de lancer une rubrique consacrée à la littérature flamande en traduction française. La première chronique a paru dans le n° 165 (couverture ci-dessous) sous la plume de Joseph Duhamel : « Le phénomène Stefan Brijs » (p. 23-25) Elle revient longuement sur le roman Le Faiseur d’anges suite aux rencontres qui ont eu lieu en novembre à Cognac entre écrivains belges d’expression néerlandaise et leurs confrères d’expression française. Le prochain numéro s’intéressera à la romancière Anne Provoost. 

     

     

    EXTRAIT

     

    CarnetInstants2.png

    CarnetInstants3.png

     

     

     

    CarnetInstants.png

     

     

  • Slauerhoff dans les brumes

    Pin it!

     

    Deux comptes rendus sur les romans

    du Hollandais errant

    (extraits)

     

     

    Après le recueil de nouvelles Écume et cendre (1933) et en attendant La Vie sur terre (1934), dernier roman de J. Slauerhoff non encore traduit en français - parution prévue aux éditions Circé en 2012 -, voici quelques paragraphes en guise d’invitation à entrer dans Le Royaume interdit (1932) et La Révolte de Guadalajara (1937). Ils sont empruntés au articles « Les traces brouillées du poète » & « Mexique, terre de désenchantement » (http://brumes.wordpress.com/).

      

      

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireLa littérature hollandaise est peu traduite en France. Souvent mélangée à ses homologues scandinaves dans un rayon « d’Europe du Nord » qui lui laisse une part fort modeste, elle n’a droit, dans les librairies, qu’à une visibilité réduite, voire inexistante. Les écrits de Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) étaient indisponibles en français avant que la modeste maison vosgienne Circé ne s’empare de deux de ses romans : La Révolte de Guadelajara et Le Royaume interdit. L’œuvre de Slauerhoff méritait cette traduction tardive. Ni roman historique, ni poème en prose, ni texte fantastique, Le Royaume interdit constitue un objet littéraire déconcertant. Il entrecroise les destinées du poète national portugais, Camões, auteur des Lusiades et d’un radiotélégraphiste irlandais des années 1930, qui n’ont a priori qu’un rapport fort ténu, celui que la mer imprime à leurs destinées. Pourchassé par la vindicte d’un mari trompé qui n’est autre que l’héritier de la couronne portugaise, Camões s’exile, au milieu du XVIe siècle dans une colonie lointaine, Macao. La ville a été fondée par quelques aventuriers suite à la destruction, évoquée dans la scène d’ouverture du roman, du premier établissement portugais en Chine. Les quatre cents Portugais qui s’y sont installés pour trouver fortune vivent dans une semi-indépendance, menacés en permanence par l’immense Empire chinois qui leur fait face et avec lequel ils sont bien obligés de traiter pour survivre. Le roman fonctionne autour de quatre fils narratifs distincts : la description du climat social, religieux, économique et politique de la colonie ; les querelles entre le gouverneur Campos et sa fille, métisse qui tente d’échapper à l’emprise de ce dernier ; la proscription de Camões et sa tumultueuse arrivée en Chine ; l’errance du radiotélégraphiste irlandais, narrateur sans nom, quatre siècles plus tard. Cet élément du récit, dont le lecteur interroge le sens tout au long de la seconde partie, ouvre des perspectives nouvelles et inattendues au roman. […]

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireEn écho à l’expérience d’extrême proximité que Slauerhoff ressentait pour le poète Tristan Corbière, l’Irlandais sent grandir en lui Camões. Le roman prend des tours fantastiques et les deux corps finissent par se rejoindre : comme dans l’œuvre de P.K. Dick, les différents plans de la réalité s’entremêlent et le lecteur se perd en conjectures. L’ homme sans nom vit la défense de Macao, où Camões, revenu incognito de son ambassade perdue, joua le premier rôle. Il devient brièvement Camões. Dans une Macao moderne, corrompue, crépusculaire, l’homme sans identité a vu s’entrouvrir un autre univers, celui, passé, du poète. Cette transformation vertigineuse l’accable. Résolu à demeurer ce qu’il était, à savoir personne, il fuit éperdument Camões, le monde interlope de Macao et sa propre existence, réduite à un statut professionnel. Aux frontières de deux mondes, la puissance du poète exilé s’est brisée sur le pouvoir temporel du gouverneur Campos. Mais elle a paradoxalement traversé les siècles. Le temps du poète n’est pas le temps commun. Son errance dans le monde a laissé une trace profonde, capable de perdre, des siècles plus tard, un obscur anonyme.

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireÉcrit dans une prose dense et poétique, Le Royaume interdit ne livre pas tous ses secrets au terme d’une seule lecture. Les aventures du Macao colonial débordent de leur cadre temporel pour altérer le présent de l’homme sans nom. La puissance du poète affectera le quotidien de l’Irlandais, ses efforts rompant la cloison étanche des siècles pour le perdre, en proie à une impossible identification. En épurant le style du récit à ses seuls éléments indispensables, Slauerhoff frôle parfois l’abstraction : le délitement progressif de l’ambassade qu’envoie le gouverneur Campos à Pékin n’est pas seulement le récit d’une errance, elle est le motif philosophique d’une fuite éperdue de soi-même. Le monde colonial de Macao, menacé d’engloutissement par la puissance démographique et géographique chinoise, irrigue les errances de Camões et de l’homme sans nom. Aux franges de deux mondes, les identités se brouillent et les héros peuvent à la fois renoncer et exister, vivre pour l’éternité et périr sans fin. [lire l’intégralité du texte]

     

     J.J. Slauerhoff: Dichter van de zee

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraire

    Comme je l’avais indiqué précédemment, l’œuvre de Slauerhoff n’a guère traversé les frontières hollandaises. Inexistante en anglais, à peine traduite en espagnol, elle se compose, en français, de deux romans, Le Royaume interdit et La Révolte de Guadalajara, tous deux publiés par la modeste maison Circé. Au vu des évidentes qualités de ces livres, espérons que cet éditeur persévère dans cette politique et puisse ainsi offrir au public d’autres aperçus de l’œuvre du Hollandais. Dans Le Royaume interdit, la mise en relation de deux errances traçait une intrigante perspective au cœur même des fantasmes de l’aventure coloniale. Le poète et le technicien interpénétraient leurs destinées, le premier menaçant d’engloutir le second malgré les siècles d’écart. Autour de Macao, lascif et immobile, les tristes aventures de Camões conquéraient pour les temps à venir ce qu’elles perdaient au présent. La Révolte de Guadalajara change radicalement de perspective géographique. Dans un Mexique où pouvoir et Révolution sont également confisqués, l’immobilité séculaire et mélancolique des peuples indiens, vaincus de l’Histoire, offre un décor parfait à l’errance de Slauerhoff. La ville de Guadalajara est un sépulcre. Indiens et Espagnols y tiennent la place que les siècles passés leur ont assignés, sans qu’aucun espoir précis ne surgisse à l’horizon. Les autochtones ont baissé la tête, sous le joug des colons. Apathiques, ils n’attendent plus rien, se contentent de survivre. Les Espagnols, devenus mexicains par l’effet d’une révolution qui a tout bouleversé et donc, rien changé, conservent les commandes politiques, économiques et sociales de la ville. Peu de conflits : ni les uns, ni les autres n’espèrent rien. Les Européens préservent leurs privilèges provinciaux de latifundiaires et de commerçants, les Indiens se tiennent dans une prudente posture faite de passivité et d’inertie. Quelques révolutionnaires s’agitent pourtant depuis les années 1910, mais ils sont déjà en voie d’institutionnalisation. Dans la partie d’échecs qu’ils mènent face au pouvoir, Guadalajara ne compte pas. […] 

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireUne fois la Révolution accomplie, les instances chassées, les nouveaux dirigeants s’avèrent incapa- bles de gouverner. Leur volonté de changement n’allait pas loin, ils ne savent pas quoi faire de leur victoire. L’espérance vague et diffuse de lendemains qui chantent se brise sur la réalité. La conjonction d’ambitions personnelles ne livre pas de programme d’action. El Vidriero devient presque encombrant. Il n’était qu’un symbole, un pantin utilisé auprès des crédules par quelques arrivistes. Les Indiens, pour qui rien n’a évidemment changé, commencent à regarder de travers leur sauveur. El Vidriero, errant anonyme à peine qualifié par sa profession, comme le télégraphiste du Royaume interdit, a été sédentarisé, fixé, et ce par l’ambition d’autres que lui. Sa vie ne tenait que par le vagabondage. S’installer, c’est devenir quelqu’un. Or le vitrier n’était personne. El Vidriero ne peut assumer la charge que d’autres lui ont confiée. Sa fuite misérable – et pourtant justifiée – s’achève dans une cérémonie de semi-crucifixion grotesque, pas même fatale : dans le sacrifice non consenti, le martyr, ce faux messie aura aussi échoué. Les révolutionnaires laissent les forces armées écraser cette révolte religieuse et ethnique confuse. Tabarana s’enfuira du Mexique, le gouvernement central ne touchera pas au propriétaire foncier, trop puissant pour être inquiété. La révolte de Guadalajara n’a servi à rien.

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireSlauerhoff, écrivain errant, médecin, poète et marin, évoque d’autres mondes que le sien, celui de la petite Hollande libérale du vingtième siècle. Du Mexique à Macao, il parle de contrées immobiles, où le cynisme, la présomption des pouvoirs temporel et spirituel maintiennent un joug ferme sur d’apathiques populaces. Tout est joué. Seul recours, la liberté anonyme du fugitif, condamné à ne jamais s’élever dans la société, à toujours errer dans le vaste monde. Chez Slauerhoff, le monde des noms, des titulatures, des pouvoirs institués, des héritages, en un mot, le passé, dissipe les perspectives mystérieuses de l’avenir. L’aventure coloniale est un fantasme. Au fond, l’attente d’un ailleurs est morte : la déambulation solitaire, permanente, sans but, sans identité, fuite de soi et du monde, permet seule de concilier la liberté et l’espoir ; liberté de fugitif, toujours menacée, espoir de poète, toujours déçu. Désenchanté, et donc ironique, Slauerhoff évoque des ambitions contrariées, des amours impossibles, des espérances illusoires. Même l’abolition de soi dans l’errance n’est qu’un salut fictif. Slauerhoff a fui. La Hollande, la terre, les colonies, la médecine, la société, l’écrivain a tout quitté successivement sans jamais trouver ce qu’il cherchait. Ses romans, poétiques, narrent cette errance inutile. [lire l’intégralité du texte] 

     

    Illustrations

    Le Royaume interdit, trad. française & postface de Daniel Cunin, Belval, Circé, 2009. 

    Das verbotene Reich, trad. allemande de Albert Vigoleis Thelen, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991.

    Écume et cendre, trad. française de S. Roosenburg, Belval, Circé, 2010. 

    La Révolte de Guadalajara, postface de Cees Nooteboom & trad. française de Daniel Cunin, Beval, Circé, 2008.

    Christus in Guadalajara, postface de Cees Nooteboom & trad. allemande de Ard Posthuma, Francfort, Suhrkamp, 1998.

    Portrait de l'auteur.

     

     

  • L'Antigone de Stefan Hertmans

    Pin it!

     

     

    Un passage de Mind the Gap

     

     

     

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaises

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaises

     

     

     

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaises

    Stefan Hertmans, Mind the Gap,

    Amsterdam, Meulenhoff, 2000

     

     

     

     

    3. Le cri

     

    « le cadavre était invisible mais pas enterré »

    (Premier épisode)

     

     

     

    Antigone 

     

    Ne me laissez pas périr à cause de ça…

    L’odeur que je sens n’est pas de cette terre

    Et pourtant, on dirait que la terre, elle l’empoisonne

    Oui c’est la principale puanteur qu’elle dégage…

    On m’a dit qu’ils sont des milliers sous les ruines

    La chaleur accélère le dépérissement

    Parfois on entend un enfant il crie

    Qu’il ne veut pas rester enterré vivant.

    Parfois on en remonte un à la surface

    Après des heures et des jours passés à creuser

    Avec des cuillers et à farfouiller avec les doigts

    On libère une jambe

    Un bras meurtri est dégagé

    L’objectif des caméras se trouble à cause de la puanteur

    On a donné des leçons d’hébreu à un enfant

    Pour le distraire de la mort

    Il a dit les prières et les commandements

    Il a écouté les ordres qu’on lui donnait sans broncher

    Mais la terre n’enterre qu’elle-même

    Poussière qui est retournée à la poussière puante

    Une fillette prise jusqu’au cou dans les eaux d’égout

    A pleuré quand elle a compris ce que disait

    Un des soldats

    Quelques heures plus tard, elle perdait connaissance

    Et rêvait de la balançoire

    À l’ombre du noyer

    Elle a encore respiré pendant trente-six heures

    La poutre de béton la serrait tout doucement

    Comme les bras d’une maman, l’enfonçait

    Elle est revenue à elle une dernière fois et a dit non

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesMais personne ne l’a entendue

    La caméra était partie

    On est incapable de filmer la puanteur

    On est incapable de filmer la durée

    On est incapable de filmer les pensées

    On est incapable de filmer ce qui manque

    On voit des restes d’événements

    Parfois le vent amène une voix

    D’une cavité qui se rétrécit toujours plus sous la masse

    Des gens téléphonent en suppliant : sortez-moi de là

    On dit qu’ils sont des dizaines de millier

    À écouter les vibrations des pierres

    Couchés dans des cryptes apparues tout d’un coup

    Dans des salles et des grottes qui se sont formées en un clin d’œil

    Ils n’ont pas choisi

    D’être enterrés vivants

    Sous du béton qui ne vaut rien

    D’autres disent qu’on ne peut pas

    Laisser quelqu’un sans l’ensevelir

    Qu’il y a un garçon qui atteint dans sa fierté

    Est resté étendu sur la terre

    C’est son frère à elle, m’a-t-on dit

    Je le sais, ai-je répondu

    Je suis la femme qui a enterré son frère

    En dispersant une fine couche de sable sur lui

    Comme si je le salais avec amour pour le conserver

    J’ai jeté du fin sable grec comme ceci

    Ayant pris une poignée de poussière

    Je l’ai frottée entre pouce et index

    Tout en bougeant gracieusement le bras

    Au-dessus du corps en putréfaction

    C’était le matin et dans les collines et les rochers

    L’odeur du thym et de l’écorce chaude s’amplifiait

    Mais recouvrant tout l’ouragan

    De l’odeur du cadavre a resurgi

    On pensait que c’était la faute du vent

    Mais le vent ne saurait déposer

    Une aussi fine pellicule de sable

    Le même vent qui chasse le sable à peine déposé

    Il se retrouvait nu pour la deuxième fois

    Ce corps tant aimé dégageait

    Sous le soleil de midi

    Une puanteur pestilentielle

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDes oiseaux vomissaient juste au-dessus

    Le vieux devin criait comme une pie

    Moi, la fille au poignet souple

    Je salais je salais

    En une seconde, le vent a chassé l’invisible

    Je me suis cachée de crainte

    Que la puanteur ne m’atteigne moi aussi

    Les anciens disent qu’il y a eu un ouragan

    À midi

    Soleil au zénith plus l’ouragan

    Et la lune passe devant le soleil

    J’ai compris que cela devait arriver

    J’ai compris que l’adieu à la vie

    Avait déjà pris possession de moi

    Je me suis levée ai hurlé comme une hyène

    Les leçons de la mort

    S’inscrivaient dans mon corps

    Agrapta nomina, agrapta nomina

    J’ai scandé ces mots ai repris la direction

    Du lieu maudit

    Lieu de putréfaction pestilentielle

    Les vers et les scarabées en vomissaient

    Le coyote étourdi de dégoût

    S’est approché de moi

    La loi non écrite

    M’avait sous sa coupe

    Quand le vent fut retombé

    J’y suis retournée

    Droite comme quelqu’un qui est en transe

    En face de tous ceux qui voulaient me voir

    J’ai pris une nouvelle poignée de terre

    Je l’ai répandue ai failli vomir

    Ivres les mouches vrombissaient

    Autour du cadavre non embaumé qui empestait

    Ailes bleues vrombissantes et pattes

    Ténues, et quelque part là-dedans, des yeux

    Et dans ces yeux des yeux.

    Un abîme d’yeux

    Qui ne pouvaient me voir.

    Un aveugle affirme qu’un chien avait arraché une main

    Un autre a dit qu’un vautour s’était posé sur le corps

    Avait donné des coups de bec au niveau du cœur

    Quelqu’un a dit que les yeux s’étaient

    Enfoncés un peu plus

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDans les orbites

    Dans une bouillie qui défie les dieux

    Et que quelqu’un avait embrassé tout cela

    Embrassé et vomi

    Les soldats qui gardaient le cadavre

    Avaient mis un mouchoir devant leur bouche

    Entre les édifices effondrés

    On entendait un chien hurler

    Ou était-ce la sirène de la police

    Ils étaient des milliers à attendre les bulldozers

    Qui n’arrivaient pas

    On chancelait on dégueulait

    On cherchait on criait des noms

    Enterrez-moi avec ceux qui ne sont pas enterrés

    Libérez-moi dans cette grande tombe

    Obscurité

    On m’a donné une torche

    Un peu d’eau un peu de pain

    Il suffit d’un mot pour

    S’opposer aux dieux

    J’ai crié : Non

    Non

    Je ne l’ai pas crié

    Je l’ai vomi

    Le cri a traversé palais

    Bureaux de police

    Est arrivé jusqu’au parlement

    On transpirait on desserrait des nœuds de cravate

    On interpellait on répliquait

    Une fille peut-elle faire vaciller la république

    Un seul oiseau peut-il obscurcir la nuée céleste

    On a proposé des amendements

    On a fait des contre-propositions

    La puanteur a fait tomber le gouvernement

    Les fondations du palais de justice se sont fissurées

    Un avocat s’est retrouvé enterré vivant

    Sous six cent mille pages de dossiers

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesLes gens ont acheté des lunettes

    Pour regarder le soleil

    Mais le soleil a disparu

    La puanteur peut-elle gagner les étoiles ?

    Le soleil peut-il lui aussi empester ?

    Éclipse. Du vent en pleine canicule.

    Toutes les planètes prises de nausée.

    Une lune à deux doigts de vomir.

    Quiconque sait lire les signes

    Sait qu’un seul oiseau peut obscurcir le firmament

    J’ai crié : Non

    NOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !!

     

    La petite fille morte sous la poutre de béton

    A ouvert les yeux et entendu

    Le dernier mot non entendu

    Répercuté mille fois dans la ville

    Mais moi qui suis née

    Pour être contre tout et tous

    Je me suis avancée vers ma mort

    Je devenais l’égale des dieux

    On s’écartait à mon passage

    En tenue de combat, bien droite,

    Fusil sur l’épaule, c’est comme ça

    Que j’ai marché sur la ville en ruine

    Oh et j’étais contre

    Comme personne avant moi

    Contre tout et tous

    L’odeur de cadavre paraissait de la colle

    Elle liait les choses entre elles et les gens entre eux

    Elle a fait rentrer le temps dans son enveloppe

    Elle a ôté aux animaux leur intelligence

    Aux gens leur souffle et leur langage

    La mort a détourné la tête de dégoût

    Il fallait faire quelque chose

    Que quelqu’un l’enterre

    Un geste de la main un haut-le-cœur des pleurs

    Et un autre non crié au firmament

    Crié par quelque chose en moi

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDe plus grand que ma vie

    Et une fois la paroi

    De puanteur traversée

    J’étais libre

    Tout d’un coup je pouvais respirer

    S’il paraissait enterré

    Le cadavre était toujours visible

    La puanteur devenait l’air que je respirais

    Des soldats m’ont attrapée ont essayé

    De faire ce que font les soldats

    Quand ils tombent sur une femme seule

    Mais j’étais hors de moi je me suis contentée de regarder

    J’étais rayonnante et je puais

    Un tel crève-cœur que le silence est tombé sur la ville

    On entendait les maisons s’affaisser

    De gros nuages de poussière s’élevaient au ralenti

    À l’horizon

    Comme une poudroyante fumée

    De mort vivante

    Personne ne m’a touchée

    On a cherché une grotte pour m’y mettre

    Une grotte pareille à un palais

    Digne de la reine de la nuit

    Un monde en ruine a enveloppé

    Mes épaules et j’ai attendu

    Que mon jeune corps s’habitue

    À la puanteur qui approchait

    Qui allait m’unir à lui

    Un silence est alors descendu sur le monde

    Comme si le premier jour devait recommencer

    Il y avait une lumière irréelle

    Et personne n’était capable de respirer

    L’air qui m’environnait.

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesTourne la tête avec mépris

     

    Vingt siècles plus tard

    On ose encore appeler cela pureté.

     

    Mnémosyne 

     

    Le vieux devin était assis

    À sa place habituelle – là

    Où les oiseaux se réunissent,

    Petits et grands, où on peut les voir

    Bouffer, jurer, se prendre le bec

    Du savoir.

    Il a entendu un boucan bizarre,

    Une rage inintelligible.

    Il savait qu’ils étaient en train

    De s’étriper, il l’entendait

    Au battement de leurs ailes.

    Oiseaux.

    Je ne les connais que trop bien.

    Assoiffés de sang, le bec grand

    Ouvert, ils séduisent les gens

    Avec des pensées

    Pareilles à un beau chant.

    Il n’y a pas de prophéties

    Dans leurs entrailles.

    Ce peuple a été fou

    De croire en ses devins.

    Leurs femmes ont tout raconté

    Et ont été exécutées.

    Quiconque comprend ce qui se passe,

    Ne perçoit que des atrocités

    Dans la gorge des oiseaux,

    Des gueulements, bien trop forts

    Pour des bestioles pareilles

    Qui s’empiffrent de pâture vivante,

    Qui ont des lèvres de pierre et d’os,

    Qui de leurs yeux farouches et de leur gorge atroce

    Ne cessent d’attenter à la vie les uns des autres.

    Oiseaux. Le rêve d’hommes

    Qui ne savent pas voler

    Et qui ne désarment pas de l’apprendre.

    …………

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesLe vieil aveugle a peur et vite il cueille

    Quelques oiseaux, comme ça,

    Dans le ciel, autour de sa tête.

    Il les apporte à l’autel des sacrifices,

    Les pose sur le feu et tâte.

    Le vieux se trahit alors ; il dit :

    « On ne voit pas de flammes »

    On ne voit pas, lui, lui et ses yeux aveugles :

    Il dit : on ne voit pas,

    Alors qu’il lui est impossible de le savoir.

    Et qu’est-ce que ce vieux cochon a fait ?

    Fermé les yeux pendant quarante ans

    Pour mieux nous voir tous et toutes ?

    Sur la cendre, la graisse languide

    Des jarrets fondait ; ça fumait

    Et la graisse giclait tout autour.

    La bile a giclé bien loin,

    Le foie a explosé comme un tonneau d’huile

    Et les poumons ont éclaté comme

    De la bouillasse écumante.

    Ça chuinte, ça suinte, ça pue, les oiseaux

    Parlaient leur propre langage.

    Le vieil aveugle l’a vu et s’est raidi.

    Les os étaient à nu une fois

    Que la graisse eut fondu.

    Le vieux a alors avoué devant

    Thèbes réunie :

    « Les viscères consacrés se sont consumés

    Sans fournir de présages. »

    C’est ce qu’il a dit, mais Antigone était déjà morte.

    Pendue bien haut dans la grotte

    Tel un oiseau prisonnier, elle avait attaché

    Ses pattes avec ses cheveux coupés ;

    Elle avait enfoncé son épingle à cheveu

    Dans ses pieds, avait senti la plaie gonfler

    Et dit :

    Papa, je viens, je viens.

    …………

    Quelqu’un a teint ses dernières paroles en rouge.

     

    Antigone 

     

    Vomi ; essuie ses larmes ; puis, allongée, fixe la voûte de la grotte. 

     

     

     

    une lecture d'Antigone, premier volet de Mind The Gap,

    a eu lieu le 11 juillet 2005 à Avignon dans le cadre du Festival

     

     

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaises

    Stefan Hertmans, Het zwijgen van de tragedie,

    Amsterdam, De Bezige bij, 2007 (recueil d'essais sur la tragédie)

     

     

  • Hubert Lampo, par Xavier Hanotte

    Pin it!

     

     

    Du réalisme magique

     

    Considéré comme l’un des représentants majeurs du réalisme magique de l’ère néerlandophone, l’Anversois Hubert Lampo (1920-2006) demeure peu connu des lecteurs français malgré la traduction d’une dizaine de ses ouvrages (ici). Un de ses traducteurs, le romancier Xavier Hanotte, lui a consacré plusieurs pages dont celles que nous reproduisons ci-dessous. Elles figurent en guise de postface au roman le plus connu de Lampo, La Venue de Joachim Stiller dont la version française a paru aux éditions de L’Âge d’homme en 1993.

     

    HubertLampoPortrait.png

    Hubert Lampo, 1982 -  photo : Tom Ordelman

     

     

     

    « Joachim Stiller » ou la venue d’Hubert Lampo

     

     

    Tout vient à point à qui sait attendre, paraît-il. Et sans conteste, il faut savoir prendre patience lorsqu’on réunit le double handicap d’être un écrivain belge, flamand de surcroît, et que l’on souhaite se voir publier un jour en traduction française. Ainsi, il a presque fallu attendre un demi-siècle pour qu’Hubert Lampo, œuvre faite, atteigne enfin un public francophone débordant le cercle exigu des germanistes et autres amateurs d’exotisme littéraire. Certes, le fait d’appartenir à un domaine linguistique relativement restreint – donc soi-disant périphérique – explique largement l’incognito du maître anversois au pays de Voltaire comme dans la partie méridionale du petit royaume où il vit le jour. Fort heureusement, les choses évoluent.

    Lampo3.pngNé à Anvers en 1920, Hubert Lampo a suivi le parcours traditionnel des écrivains belges, placé sous le signe du second métier. Successivement instituteur, journaliste et inspecteur des bibliothèques, il mène en effet depuis 1943 une carrière littéraire sans heurts, dont le succès jamais démenti parvient – ô miracle – à concilier les louanges d’une critique exigeante et la fidélité sans faille d’un public des plus diversifiés. Auteur précoce, Hubert Lampo débute par une brève prose poétique (Don Juan et la dernière nymphe, 1943), avant d’attirer l’attention de la critique par des romans psychologiques (notamment Hélène Defraye, 1944) et des nouvelles d’inspiration fantastique (Réverbères sous la pluie, 1945). Jusque-là, hormis la rigueur de l’écriture et l’expression de convictions humanistes qui caractériseront la suite de son œuvre, rien ne le distingue vraiment d’une tradition littéraire de qualité dont, à l’époque, un Maurice Roelants, un Stijn Streuvels ou un Willem Elsschot constituent – dans des registres bien différents, il est vrai – les figures de proue. Et pourtant, on trouve déjà dans ces premiers textes les éléments qui confèreront plus tard à l’œuvre de Lampo son cachet inimitable.

    En 1953 paraît Retour en Atlantide, et l’œuvre prend un tournant décisif. Car l’histoire de ce médecin, découvrant, un jour que son père n’est pas mort comme il l’avait toujours cru, mais a disparu sans laisser de traces dans un nulle part qui pourrait fort bien être un ailleurs, dépasse de loin le suspense poétique initialement projeté et exerce déjà l’indéniable magnétisme qui ne cessera de caractériser les proses ultérieures. Sous l’écorce d’une écriture riche mais totalement maîtrisée, derrière le paravent d’une anecdote somme toute banale se profile l’univers mystérieux des symboles, des rêves qui agitent l’humanité depuis la nuit des temps. Retour en Atlantide narre la chronique d’une attente au cœur du quotidien. L’attente d’une obscure promesse, d’un avènement dont rien ne dit qu’il se produira. Bien sûr, Buzzati, Gracq ou Beckett nous avaient déjà fait vivre cette attente, mais en utilisant le ton, l’imagerie et la vision caractéristiques de leurs univers irréductiblement originaux. Et si Lampo peut sans hésitation prendre place à leurs côtés, c’est parce que, loin de repasser des thèmes éculés, il possède lui aussi une voix, un imaginaire qui donnent vie à la création.

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'hommeRetour en Atlantide marque donc le pas décisif de Lampo dans son évolution vers un courant littéraire dont il deviendra, avec John Daisne (1912-1978), le porte-drapeau en terre de Flandre, à savoir le réalisme magique. Il serait prétentieux et vain d’analyser, ici, en détail, ce que recouvre avec précision un terme par ailleurs souvent galvaudé. Mais si l’on devait cerner en quelques lignes la teneur du concept tel que l’illustre l’œuvre de Lampo, il suffirait sans doute d’évoquer un antagonisme et une simultanéité.

    L’antagonisme s’organise autour de deux pôles. La réalité tout d’abord, qu’elle apparaisse dans les fictions sous les dehors d’un quotidien maussade, voire hostile, ou qu’elle offre aux personnages un champ d’action dans lequel ceux-ci évoluent harmonieusement, en plein accord avec eux-mêmes et le monde qui les entoure. L’incompréhensible ensuite, ensemble de faits troublants échappant à toute logique généralement admise, manifestations inquiétantes d’un univers parallèle ou occulte dont l’irruption vient rompre l’équilibre de vies jusque-là paisibles et inaugure l’ère du doute dans l’esprit des personnages –  généralement narrateurs.

    La simultanéité, c’est le moment privilégié, improbable, qui met en présence – en contact, au sens électrique du mot – ces deux pôles mutuellement exclusifs. Une faille s’ouvre ainsi au cœur de la réalité, par laquelle s’engouffre l’étrange, générant un fulgurant « court-circuit », métaphore récurrente dans l’œuvre de l’auteur. Incompréhensible, disions-nous. C’est qu’il convient d’établir un distinguo. Lampo n’est pas un romancier de l’absurde. Car la contamination du réel s’opère par l’instillation subtile d’une logique résolument autre, dont les héros lamposiens s’ingénient – souvent en vain – à découvrir la mystérieuse cohérence. Freek Groenevelt n’est pas Joseph K. Jamais tout à fait vaincus, les personnages de Lampo sont plutôt des « bâtisseurs d’hypothèses ».

    Lampo1.png

     

     

    Considérant ce qui précède, La Venue de Joachim Stiller (1960) constitue sans doute l’expression la plus décantée du réalisme magique tel que le conçoit l’auteur. Ainsi, par l’intermédiaire d’un narrateur solidement ancré dans un réel parfaitement connu et maîtrisé – quiconque connaît un peu la métropole anversoise s’y retrouvera d’emblée en pays de connaissance – nous entrons de plain-pied dans un univers à trois dimensions, dans une temporalité linéaire. Peu à peu, au rythme des messages sibyllins que reçoit Freek Groenevelt – promu de facto confident du lecteur – l’incompréhensible s’insinue dans une existence rangée que rien ne semblait destiner à pareilles aventures. Car le temps et l’espace se disloquent au passage d’un personnage sans visage, abstrait, qu’on peut lire ou entendre, mais jamais voir : Joachim Stiller. Peu à peu, le scepticisme du narrateur fait place à la crainte, puis la crainte se mue en attente. Mais cette fois, l’avènement aura bien lieu. Le vœu pieux sur lequel s’achevait Retour en Atlantide trouve son accomplissement. Et Joachim Stiller se révèle à la faveur d’une brève et fulgurante épiphanie, couronnant l’ascension du récit vers la catharsis tant attendue. Le « court-circuit » a bien eu lieu. Les pôles antagonistes se sont rencontrés, libérant toute leur énergie. Rideau.

    Lorsqu’on l’interroge sur la genèse du récit, Hubert Lampo ne se lasse pas d’évoquer l’enchaînement presque fortuit d’images, d’émotions et d’intuitions qui l’amenèrent à créer un Joachim Stiller tout autre que celui initialement prévu. Parti pour écrire une sorte de thriller poétique, un roman de l’angoisse à La Boileau-Narcejac – songeons à Celle qui n’était plus et au Vertigo qu’en tira Alfred Hitchcock –, l’auteur est rejoint, dépassé par le fantastique, par l’immémoriale dynamique du mythe. Ainsi, le farceur des premiers chapitres, l’expéditeur astucieux de troublantes missives acquiert vite le statut de figure tutélaire, omnisciente, messianique. De la sorte, le mystère change de nature et les interrogations gagnent en profondeur.

    Lorsqu’il cherche à creuser le sens profond de ses récits – et notamment Joachim Stiller –, à découvrir le ressort secret de leur magnétisme, Lampo appelle Carl-Gustav Jung (1875-1961) en renfort de ses interprétations. A l’en croire, le rayonnement de son réalisme magique serait dû à l’émergence récurrente, au cœur de ses récits, d’archétypes issus de l’inconscient collectif. 

    A la lumière des théories du psychologue suisse, Joachim Stiller serait donc un avatar du Messie. Loin de se placer dans le cadre d’une religiosité vague autant qu’improbable – l’agnosticisme de Lampo ne souffre aucun doute –, le caractère messianique de Stiller participerait donc de l’expression d’une image profondément enfouie dans la mémoire de l’humanité : celle du sauveur, du médiateur. Les temps de crise appellent tout naturellement la résurgence de telles images. Dans cet ordre d’idées, n’oublions pas que La Venue de Joachim Stiller fut écrit en pleine guerre froide.

     

    Lampo2.png

     

    Rétrospectivement, Hubert Lampo découvre une floraison d’archétypes dans ses romans. L’Atlantide figure le continent édénique, l’ailleurs où se réaliseront toutes les aspirations de l’homme ; Joachim Stiller joue le rôle du Messie tandis que le héros de Kasper aux enfers (1969), musicien psychopathe, semble une relecture moderne du mythe d’Orphée. C’est donc peut-être dans ces terrae incognitae enfouies au plus profond de nous, d’où peuvent surgir anges et démons, que se situe la clé du succès de Lampo, dès lors que ses fictions savent y éveiller de subtils échos.

    Sans doute, cet appel aux profondeurs, l’établissement d’une certaine complicité entre auteur, narrateur et lecteur ne fonctionnent nulle part avec une telle efficacité dans l’œuvre de Lampo. En ce sens, on peut sans doute voir dans Joachim Stiller une sorte de sommet. Néanmoins, loin d’épuiser les mêmes recettes, le réalisme magique lamposien connaît une évolution constante. Mêlé à la folie dans Kasper aux enfers, il se fait plus spéculatif dans Les Empreintes de Brahma (1972) ou Un parfum de santal (1976), tisse la toile de fond de Heu Sarah Silbermann (1980), s’auto-parodie allègrement dans Appelez-moi Hudith (1983) pour ne plus jouer enfin que sur la coïncidence dans le tout récent La Reine des Elfes (1990). Lampo lui fait d’ailleurs de régulières infidélités, dès lors qu’il ne dédaigne pas revenir à la veine psychologique de ses débuts, y mêlant le souci de redresser certaines vérités historiques souvent occultées dans son propre pays. En témoigne son intérêt pour les temps troublés de l’Occupation dans La Première neige de l’année (1985) et La Reine des Elfes.

    Il n’en demeure pas moins vrai que, dans l’œuvre pourtant abondante de Lampo, La Venue de Joachim Stiller continue d’occuper une place centrale. Signe de reconnaissance d’une secte nombreuse de lecteurs assidus, elle exerce toujours, malgré le temps qui passe, une fascination dont toutes les exégèses – pas même celle de l’auteur – n’épuiseront jamais le mystère. Car réimpression après réimpression, Joachim Stiller continue à vivre, échappant à son créateur. Oui, nul doute que le miracle opère encore chaque fois qu’un nouveau lecteur ouvre ce roman publié en 1960. Car n’est-ce pas un peu lui qui, en compagnie de Freek Groenevelt, guette l’arrivée de Joachim Stiller devant la Gare du Midi ? Dans un final quasi janacékien, ne pourrait-il lui aussi se dire, tel le garde-chasse de La Petite renarde rusée, que dorénavant « les hommes marcheront la tête baissée, et comprendront qu’une félicité qui n’est pas de ce monde est passée par là »* ? Freek et Simone gardent le silence, mais il est des chants silencieux aussi poignants que des opéra.

     

    Xavier Hanotte, octobre 1990

     

    * A lidé budou chodit / Shlavami sklopenymi / A budou chapat, / Ze slo vukol nich nadpozemské blaho. Leoš Janáček , La Petite renarde rusée, acte III.

     

    Après la mort du romancier flamand, Xavier Hanotte lui a rendu hommage dans un numéro du Carnet et les Instants, soldant sa dette à son égard :

     

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'homme« […] En te traduisant, j’ai appris à écrire, à trouver ma langue. Car la phrase lamposienne, c’était quelque chose ! Longue, sinueuse, chantournée, rythmée d’inci- dentes, parfois paresseuse et s’en excusant, prompte à se commenter elle-même et se prendre pour objet de sa raillerie. Une phrase de conteur qui, somme toute, te ressemblait, proprement impossible à traduire et difficile à transposer. Jamais je n’ai autant senti les limites du français qu’en essayant de donner à tes textes un écho à peine satisfaisant. Il m’en est resté cette modestie têtue des traducteurs, cette détestation de la prétention si commune aux gens de lettres, sans cesse tentés de jouer les démiurges. On sert toujours un imaginaire, fût-ce le sien propre. Cela demande humilité. Cette humilité, tu me l’as apprise.

    L’écriture, l’imaginaire, les conseils... Ta fréquentation avait quelque chose de rassurant. À ton contact, on avait presque envie de devenir écrivain. À l’époque, je n’imaginais pourtant pas m’y mettre, et moins encore publier un jour. Tu n’étais pas de cet avis. Il faut le croire car je t’entends encore me dire, tandis que nous traversions le Sint-Jansvliet en route vers le Blauwe Gans et quelques bières : ‘‘Surtout, Xavier, ne lâche jamais ton métier ! Il faut le garder...’’ Et de continuer, devant mon incompréhension : ‘‘Il faut rester indépendant, j’en sais quelque chose.’’ Bien plus tard, je réaliserais à quel point tu avais raison, même si à l’époque, la question ne se posait pas. N’avoir aucune dette, c’était ton maître mot. Ni envers les lecteurs, ni envers personne.

    […] Depuis ta mort, ils sont bien peu à se réclamer de toi. Ce n’est pas à la mode, pas dans l’air du temps, ne donne accès à aucun club et ne procure aucun certificat de branchitude ou de bon goût. Pourtant je suis un de ceux-là, et j’en suis fier. Ça ne rapporte rien, mais je m’en fous. Comme toi, je ne cherche pas à faire carrière en littérature, juste à rester libre. Il y a, simplement, des dettes dont on est fier. En toute humilité. »

     

     

    Merci à Xavier Hanotte